Pour une société sécurisante, pas sécuritaire

Par 36 associations féministes et services spécialisés sur les violences faites aux femmes, de Flandre, Wallonie et Bruxelles
Publié dans la Libre Belgique le 17 mai 2019 

Le meurtre de Julie Van Espen soulève une large indignation bien légitime, autant envers ce crime ignoble qu'envers l’inadéquation des politiques publiques qui n’ont pas pu l’empêcher. C'est d'autant plus insoutenable qu'il s'agit aussi, au minimum, du 11e féminicide de l’année en Belgique[1]. Comme toutes les autres avant elle, Julie n'a pas été tuée par hasard mais bien parce qu'elle était une femme. Comme toutes les autres avant elle, son meurtrier en a fait la proie de sa volonté de domination. Comme toutes les autres avant elle, la société a laissé faire. Car c'est bien là que se trouve la raison plus profonde de ce nouvel échec : la désinvolture avec laquelle les institutions et les pouvoirs publics traitent les différentes formes de violences faites aux femmes qui, dans les faits, restent largement tolérées... jusqu'à ce qu'il soit trop tard, une fois de plus, une fois de trop.

En mémoire de Julie Van Espen et de toutes les femmes assassinées parce qu’elles étaient des femmes, mais aussi en solidarité avec les milliers de femmes qui survivent au quotidien aux différentes formes de violences machistes, il est indispensable de tirer des leçons de ce qui s’est à nouveau passé pour mettre tout en œuvre afin que cela ne puisse plus se produire .

En tant qu’associations féministes et services spécialisés dans la lutte contre les violences faites aux femmes, nous appuyons le message porté par plusieurs associations féministes flamandes dans une récente carte blanche[2]. Nous voulons vivre dans une société qui garantisse le droit de toutes les femmes à vivre en sécurité. Mais nous refusons que cette aspiration légitime fasse le lit de l'extrême droite et des politiques sécuritaires et répressives qui s'alimentent de nos peurs pour continuer à démanteler nos droits fondamentaux. Il y a d'autres voies à suivre.

En nous basant sur le rapport alternatif sur la mise en œuvre de la Convention d'Istanbul en Belgique[3] qui les détaille davantage, nous évoquons ici quelques pistes que nous défendons parfois depuis longtemps. Ces pistes nous semblent incontournables pour aboutir enfin à des changements concrets, structurels et significatifs qui répondent avant tout aux réalités et aux besoins des victimes et des victimes potentielles.

Miser sur une vraie politique de prévention pour que les violences n’arrivent pas

Le seul outil de prévention prôné par les pouvoirs publics se résume essentiellement à une addition de campagnes ponctuelles de sensibilisation, sans vision globale ni coordination, et peu représentatives de la diversité du public concerné. Elles sont rarement évaluées, déconnectée de l’intervention des acteurs de terrain impliqué-e-s dans la lutte contre les violences. Elles se focalisent sur la responsabilité individuelle des victimes pour sortir de la violence une fois que le mal est déjà fait, en occultant la responsabilité collective, y compris celle de l'Etat, à faire en sorte que ces violences n’arrivent pas.

Pourtant les violences machistes se fondent sur les rapports de pouvoir inégalitaires entre hommes et femmes qui restent une réalité dans tous les domaines de la vie. C'est donc intensément, tout le temps et à tous les niveaux qu'il faut agir pour battre en brèche les violences en leur opposant d'autres modes de relations interpersonnelles et d'organisation de la vie publique pour promouvoir l'égalité et le respect des droits de tou-te-s.

Il est urgent de développer une politique globale et coordonnée de prévention primaire à travers tous les niveaux et domaines de compétences politiques (enseignement, médias, formation continue, emploi, service sociaux et de santé, police, justice, administrations publiques, …).

Réformer la justice pour qu'elle soit utile à toutes les victimes de violences faites aux femmes

De manière générale, les procédures judiciaires sont longues, compliquées, éprouvantes et coûteuses. Il s'agit de barrières qui rendent la justice inaccessible à beaucoup d'entre nous, par manque de moyens financiers, de maîtrise des langues nationales ou de marge de manœuvre dans une situation personnelle compliquée. Le refinancement nécessaire de la justice aiderait sans doute à surmonter certaines difficultés. Mais, sans aller plus loin, la justice resterait toujours inadaptée face aux violences faites aux femmes qui concernent pourtant la moitié des justiciables.

En effet, la justice reflète les échelles de valeur de notre société, elle-même basée sur des inégalités profondes. Quelques exemples parmi d'autres : en prévoyant des peines plus lourdes pour un vol avec violence et main armée que pour un viol, le message est clair sur ce qui est plus ou moins tolérable. En ne considérant les violences conjugales que sous forme de circonstances aggravantes de coups et blessures, de larges aspects de leurs implications (récurrence, violences psychologiques, économiques, sexuelles, ...) sont systématiquement négligés. En attribuant la charge de la preuve aux victimes, c’est un déni de justice qui leur est adressé puisque, en dehors des plus graves agressions physiques et sexuelles, les preuves matérielles des violences machistes sont souvent difficilement disponibles. En séparant justice pénale et civile, les violences traitées au pénal ne sont pas toujours prise en compte dans les affaires civiles (divorce, garde des enfants, etc), ce qui a des effets souvent dramatiques pour les femmes et enfants victimes, ...

Il est urgent d'adapter les lois, les procédures et la justice dans son ensemble à la mesure des violences faites aux femmes. C'est aussi dans ce sens que le Conseil Supérieur de la Justice formule des recommandations minimales dans un récent rapport relevant la réponse inadéquate de la Justice face aux violences sexuelles[4].

Prioriser une peine qui vise avant tout l'intérêt des victimes et une diminution du risque de récidive

En l'absence de statistiques systématiques, il est difficile d'obtenir des informations complètes sur l'aboutissement des procédures pour violences faites aux femmes. Mais certaines études démontrent que les taux de classement sans suite sont élevés (70% pour les violences conjugales et 53% pour les viols) contrairement aux taux de condamnation (à peine 11% pour les violences conjugales). La mise en liberté du meurtrier de Julie, pourtant condamné pour viol, pose aussi question sur l'application des peines et le suivi des criminels.

Il est urgent d'en finir avec l'impunité qui règne autour des violences faites aux femmes. Les auteurs doivent être condamnés et les peines appliquées. Mais la prison n'est pas une solution viable. Il est aussi urgent de repenser les peines qui doivent à la fois amener les auteurs à assumer durablement les conséquences de leurs actes et offrir aux victimes les moyens de reprendre du pouvoir sur leur vie dans un parcours de reconstruction qui reste long et complexe (santé physique et mentale, emploi, mobilité, revenus, enfants, ...).

Se donner les moyens de mettre en œuvre la Convention d’Istanbul à tous les niveaux de pouvoir

En 2016, la Belgique a ratifié ladite Convention d'Istanbul, premier texte international contraignant en matière de lutte contre toutes les formes de violences faites aux femmes[5]. Ce faisant, les pouvoirs publics se sont engagés à respecter à tous les niveaux (fédéral, régional, communautaire et communal) les obligations formulées par cette Convention à travers la prévention des violences, la protection des victimes, la poursuite des auteurs et la coordination d’une politique intégrée impliquant les différents acteurs.

Mais le rapport alternatif sur la mise en œuvre de cette Convention en Belgique souligne que, sur base des constats de terrain, 80% des articles de la Convention sont peu, mal ou pas du tout respectés. C'est inacceptable !

Il est urgent de consacrer un budget spécifique à hauteur de 2% du PIB pour la lutte contre l’ensemble des violences faites aux femmes, aussi bien dans l’espace public que privé, pour garantir non seulement des poursuites judiciaires des auteurs mais aussi des mécanismes de protection, de soutien et de réparation pour les victimes, ainsi que des mesures de prévention de ces violences.

A la veille des élections du 26 mai, nous appelons à nouveau les responsables politiques à s’appuyer sur les recommandations des associations et services spécialisés, notamment à travers l’élaboration du nouveau plan d'action national de lutte contre les violences faites aux femmes (2020-2024). Une fois de plus, nous insistons sur l’urgence d’une politique volontariste, cohérente et coordonnée entre tous les niveaux de pouvoir. Une fois de plus, une fois de trop.

Signataires :

Amazone
be Feminist
Beweging tegen Geweld - vzw Zijn
Brise Le Silence
Centre de Prévention des Violences Conjugales et Familiales, Bruxelles
Collectif contre les Violences Familiales et l'Exclusion, Liège

Défaire Genre, Louvain-la-Neuve
Ella VZW
Fédération Laïque de Centres de Planning Familial
Fédération des Centres de Planning Familial des FPS
Fem&Law
Femmes de droit
Femmes et santé
Femmes Prévoyantes Socialistes
Furia VZW
Gams Belgique
Garance
Génération Espoir, Ottignies
Infor-Femmes, Liège
Intact
isala
La Maison Rue Verte, Saint-Josse
La Voix des Femmes
Le Monde Selon les Femmes
Le 320 Rue Haute, Bruxelles

Le "37", Centre de planning et de consultation familiale et conjugale, Liège
Ouvre Boites, Nivelles
Praxis
Ronahî, Liège

Rosa VZW
Solidarité Femmes
SOS Viol
Succès asbl
Université des Femmes
Vie Féminine
Vrouwenraad


[1] Depuis 2017, en l’absence de statistiques officielles, les associations féministes se basent sur la presse pour mettre en lumière une quarantaine de féminicides par an en Belgique. Proportionnellement au nombre d’habitant-e-s, ce chiffre (a minima) est deux fois plus élevé qu’en France… (www.stopfeminicide.blogspot.be)[2] Bieke Purnelle (Rosa), Sofie Degraeve (Furia), Sarah Scheepers (Ella), Er bestaat geen verkeerd moment op de verkeerde plaats, De Morgen, 7 mai 2019. Version française disponible ici: http://stopfeminicide.blogspot.com/2019/05/er-bestaat-geen-verkeerd-moment-op-de.html[3] En 2019, la société civile a déposé, en parallèle au rapport officiel de l’Etat, un rapport alternatif sur la mise en œuvre de la Convention d'Istanbul en Belgique, premier texte international contraignant en matière de lutte contre toutes les formes de violences faites aux femmes. Le rapport alternatif est téléchargeable en intégralité via ce lien : http://stopfeminicide.blogspot.com/2019/05/rapport-alternatif-sur-la-mise-en.html[4] Conseil Supérieur de la Justice, Vers une meilleure approche de la violence sexuelle, avril 2019.[5] https://www.coe.int/fr/web/istanbul-convention